De quelle liberté parle Jacques Ellul?
FRÉDÉRIC ROGNON: Pour lui, la véritable liberté n’est pas celle que l’on rattache habituellement à la politique, à l’opinion, à l’expression ou aux moeurs. Il parle de «la liberté en Christ», une liberté qui ne se définit pas par rapport à un objet extérieur – pouvoir, censure ou morale – mais implique de se libérer de ses propres déterminations et de toute emprise exercée par la société à travers la propagande ou la publicité.

Qu’est-ce que cela signifie concrètement?
Cela suppose d’accepter de se remettre en question, de prendre du recul sur ses opinions, ses goûts et ses inclinations. Ce n’est qu’à ce prix que l’on peut s’engager de manière authentique, sans se laisser entraîner par le conformisme politique, social ou ecclésial. Dans son ouvrage Ethique de la liberté, Ellul parle d’un «engagement dégagé» ou «dégagement», fruit de ce détachement intérieur. Lui-même s’est beaucoup engagé sur le plan écologique. Il a connu de nombreux échecs, mais son dégagement lui permettait malgré tout de se réengager.

Et comment atteindre cette liberté en Christ?
Elle ne se réduit pas à la pratique spirituelle, même si la prière en fait partie. Elle demande aussi une analyse critique de la société afin d’en déjouer les influences subtiles. Ellul était théologien, mais aussi sociologue et juriste. Il a consacré une large part de son oeuvre à l’étude de la propagande, aussi bien dans les régimes dictatoriaux que dans les démocraties, où elle prend la forme d’une «propagande horizontale».

Quel rôle a joué la liberté dans sa vie?
Cette quête a traversé toute sa vie. Issu d’une famille non chrétienne, il s’est converti à 17 ans. Au départ, il craignait que sa foi lui fasse perdre sa liberté, celle du jeune homme qu’il était alors. Après un long combat intérieur, il a compris qu’en devenant chrétien il accédait au contraire à la véritable liberté.

Quelle est la valeur de sa pensée aujourd’hui?
L’originalité de sa pensée résonne encore. Jacques Ellul avait anticipé l’influence envahissante de la technologie sur nos espaces, nos mentalités et nos systèmes de valeurs. Pour lui, la liberté consiste à ne pas devenir esclave de la technique. Il dénonçait l’obsession idolâtre de l’efficacité. Il affirmait même que la contemplation était une des expressions les plus profondes de la liberté car allant à contre-courant d’une société axée sur l’efficacité.

Quelle relation voyait-il entre liberté et pouvoir?
Il a été déçu par une expérience en tant qu’adjoint au maire de Bordeaux. Selon lui, il est possible de faire de la politique autrement, par ses choix de vie et de consommation. L’idée est de reprendre la maîtrise de sa vie au lieu de remettre son pouvoir aux élus. Là est la liberté.

Comment voyait-il la liberté dans l’Église?
Il voulait que l’Église soit un contre-pouvoir, capable de résister aux tendances conformistes. Bien qu’il ait été très engagé, en tant que laïc, il a souvent été minorisé dans ses positions. Aujourd’hui, cependant, il est reconnu comme une référence majeure de l’Église protestante unie de France.

Comment lisait-il la Bible?
Il en avait une lecture très libre et originale. Pour lui, les Ecritures n’apportent pas de réponses toutes faites, mais posent au contraire des questions qui nous responsabilisent et nous invitent à choisir librement.

Quel rôle a Jésus dans sa conception de la liberté?
Dans cette perspective, Jésus apparaît comme le modèle absolu de l’homme libre. Mais Ellul insiste: la liberté véritable n’a rien de confortable. Les humains préfèrent souvent la sécurité au risque de la liberté. Jésus, en affirmant «la vérité vous rendra libres si vous me suivez»,incarne ainsi une exigence radicale.